Association  BPSGM          Les Basses Pyrénées dans la seconde guerre mondiale         64000 Pau

POUDAMPA Firmin. Carnets inédits du secteur VI de l’Armée secrète. Une nuit parmi tant d’autres, 10 août 1944.

Firmin Poudampa relate dans ce chapitre les conditions de préparation et de réalisation d’un parachutage d’armes et de munitions près d’Arzacq. Il y expose aussi les sentiments qu’il ressent lors du déroulement d’une opération qui implique un niveau de risques élevé.

 

 

 

UNE NUIT PARMI TANT D’AUTRES, 10 août 1944

J’avais été convoqué à Pau d’extrême urgence. Dans une chambre obscure de la rue des Cordeliers, l’Etat-Major F.F.I. venait de nous communiquer, avec une précision inaccoutumée, les ordres pour les jours à venir.

Un plan d’action soigneusement détaillé avait été mis devant les responsables des secteurs, tous présents : le commandant BERTHOUMIEU et le capitaine SUMEIRE pour le secteur I de Pau, le commandant LARTIGAU pour le secteur II de Nay, le commandant aviateur PRAT pour le secteur III d’Oloron, le capitaine de JAUREGUIBERRY pour le secteur IV de Mauléon, le commandant BOUCHET pour le secteur V à Arzacq, le lieutenant LAVIGNE pour le secteur VII à Arthez, le capitaine AICOBERRY pour la compagnie « Aramits », le lieutenant AURIN pour la compagnie « Robespierre » et moi-même pour le secteur VI à Morlaàs.

Nous savions où, quand et comment nous devions agir.

Courbaturé par la fatigue de plusieurs nuits consécutives sans sommeil, j’avais demandé et obtenu deux jours de repos. Il était convenu que, si le commandement avait besoin de mes services avant mon retour en fonctions, je serais prévenu par un agent de liaison.

Il était six heures de l’après-midi. Sous un soleil encore belliqueux malgré l’approche du soir, je pédalais péniblement sur la route caillouteuse qui mène à Séron. Je me proposais d’aller passer quelques instants de tranquillité auprès de mes parents. J’arrivais presque au but.

Soudain, à la sortie du petit village de Saubole, un motocycliste me rattrape et m’arrête. Je reconnais le conducteur vêtu et casqué de cuir, qui me donne précipitamment le mot de passe : il s’agit d’un de nos agents de liaison, l’intrépide BACHOUÉ.

Il extrait du guidon de sa machine un papier froissé qu’il me tend et sur lequel je déchiffre : « A 11 h 30 ce soir, vous trouver sur le terrain de parachutage n° 2 d’Arzacq avec une camionnette, une voiture légère et six hommes de votre unité. La gendarmerie de Thèze est avertie et couvrira votre arrivée aux passages périlleux. Une section du secteur V se trouvera sur les lieux d’opération. » En signature : « Bernard ».

Ordre impératif comme il devait l’être. Adieu la paix dont j’avais rêvé pour quelques heures !

Et, pour une nuit encore, adieu le lit moelleux dont j’aurais tant savouré la reposante douceur.

A ma déception d’un instant fait vite place cet enthousiasme secret que tous les résistants ont connu à l’approche de l’action. En couvrant les derniers kilomètres qui me séparent de la maison, je mûris mon plan pour la soirée. Il y aura du sport !

J’arrive chez moi. J’absorbe rapidement un repas prestement préparé par ma mère, un peu anxieuse de me voir si pressé. Et j’imagine alors avec désinvolture je ne sais quelle réunion de camarades pour justifier mon départ précipité.

Toute la famille est là, debout autour de moi, avec des yeux curieux qui interrogent et voudraient savoir. J’affecte une attitude dégagée, je m’efforce de parler et de rire, mais je sens que mon rire sonne faux. Je suis gêné comme si je m’étais rendu coupable de quelque méchant forfait.

Ils sont là, devant moi, mes vieux parents qui ont fait tant de sacrifices à mon profit, qui ont peiné, courbés sur la terre austère, pour m’assurer une vie plus douce que la leur. N’est-ce pas de l’ingratitude de ma part que de risquer, en une nuit de folie, de détruire leur bonheur si chèrement et patiemment acquis ? Ne serait-il pas de mon devoir de rester auprès d’eux et de leur apporter l’aide la plus efficace ou simplement le soutien de ma seule présence ?

Le devoir est là, sans doute, mais l’ordre est impératif et le devoir est aussi plus loin : l’ennemi est chez nous, il faut le chasser !

Je sens alors monter dans mon cœur le besoin d’embrasser tous ces êtres chers, comme si je m’en allais pour un long voyage. On ne sait jamais !

Hier après-midi, n’y a-t-il pas eu un sérieux engagement à la courbe d’Auriac ? Un de nos groupes, commandé par le lieutenant MAREAU, n’a-t-il pas attaqué un convoi de trois camions allemands ? Il est probable que la surveillance ennemie se fera plus sévère. Et pourtant, nous serons obligés de passer précisément à cet endroit.

J’embrasse mon père, ma mère, mes sœurs, mon beau-frère ; j’embrasse les petits qui me questionnent innocemment :

  • « Tu reviendras vite, dis ? Tu as promis de réparer ma trottinette. »

  • « Et moi, je voudrais que tu fasses un petit lit pour ma poupée. »

  • « Puisque tu vas à Pau, tu m’achèteras des crayons de couleur pour mes dessins. »

Entendu, je reviendrai demain !

Il me faut partir. Mon père m’accompagne jusqu’au portail. Au moment où j’enfourche ma bécane, il me dit à voix basse avec un ton de complicité : « Tu finiras par te faire arrêter. »

Il avait deviné ; aussi, je ne nie pas et, à mots couverts, je lui donne quelques explications auxquelles il répond simplement : « Pars, mais sois prudent ! »

Depuis, j’ai toujours trouvé auprès de lui aide et compréhension, et lorsque nous venions à parler de parachutages ou de coups de main, je lisais sur son visage ridé le regret de n’avoir plus un souffle solide et des jambes de vingt ans !

A Ponson-Dessus, j’avais à ma disposition une voiture légère, une 202 Peugeot. Hélas, mon ami DAILHÉ, qui l’avait prise en charge, était absent, ses occupations professionnelles l’ayant retenu à Tarbes plus longtemps qu’il ne pensait. Sa femme aussi était absente.

Olivier SAUBADE, ou plutôt Jacques MARONEY, réfractaire du S.T.O., camouflé là par nos soins, bricolait dans l’atelier.

Après lui avoir sommairement expliqué la mission qui m’était confiée, je lui dis : « Aujourd’hui, il le faut, tu vas sortir de ta cachette et venir avec moi ; le moment d’agir est arrivé pour toi aussi. Il y a parachutage ce soir ! »

Il est écrit que la saveur de la liberté n’a pas de prix pour un Français. Je vous prie de croire que Jacques ne fit pas la sourde oreille et un prisonnier qui voit la porte de son cachot s’ouvrir sur la route droite et large ne doit pas davantage laisser sa joie se manifester : il se mit à chanter, à sauter comme un gamin qui a terminé sa punition et qui retrouve le droit de s’amuser.

Nous nous mîmes tous deux au travail.

Première difficulté : la 202 avait été « allégée » de ses roues et de sa batterie, simple mesure de précaution pour empêcher une réquisition intempestive. Il fallait donc trouver ces accessoires indispensables. Toutes les portes de la maison d’habitation et ses dépendances sont fermées à clé, et à double tour sans doute, tant pis : on enfonce les portes !

La batterie soigneusement entretenue est trouvée dans le foin de la grange voisine. Elle est mise en place sans grand mal. Les quatre roues bien gonflées sont extraites de la cave gorgée d’humidité et sentant le moisi. C’est parfait !

Mais la malchance nous poursuit car, malgré nos plus savantes recherches, nous n’arrivons pas à mettre la main sur les écrous de fixation. Une visite à tous les propriétaires de véhicules s’impose. Le docteur vétérinaire du coin nous dépanne, sans grand enthousiasme toutefois.

Notre voiture est prête à rouler… si du moins nous garnissons son réservoir. Là, aucune difficulté : enfant prodigue, notre brave camarade Emile LAPORTE nous fournit 20 litres d’essence qui, demain peut-être, lui feront défaut pour son tracteur.

Il est 9 h 30 lorsque nous prenons la route de Morlaàs.

Le soleil aux aspects de cuivre disparaît derrière les coteaux aux lignes molles. Sur la route, au pas lent de leurs bœufs, de braves paysans attachés à la glèbe reviennent paisiblement des labours. Quelques pâtres attardés rassemblent les troupeaux et l’on devine leurs appels prolongés et les jappements répétés des chiens-bergers qui mordent les jarrets des bêtes affolées, et le son cristallin des clarines qui monte dans l’air serein.

Voici Séron : nous dévalons sans ralentir la côte abrupte de « Mariette ». Là-bas, au flanc de la colline, une maison blanche à l’ombre d’un sapin pointu. Un filet de fumée monte de la cheminée de briques rouges, une lumière hésitante clignote aux carreaux d’une fenêtre puis s’éteint. Sous ce toit, je le sais, l’angoisse règnera jusqu’au jour dans les cœurs.

« Bonne nuit ! Je serai prudent. »

Voici Saubole, voici Lombia, voici Sedzère où toute forme devient confuse et n’est plus que silhouette.

Nous ralentissons et roulons prudemment sur la route défoncée, les phares en veilleuse. Morlaàs n’est signalé par aucune lumière, les volets sont tirés, les consignes imposées du couvre-feu sont scrupuleusement respectées. Toute vie s’est repliée sur l’ennui ou la tristesse, ou le bonheur, ou l’incertitude.

Nous prenons à faible allure le petit chemin creux du cimetière et nous arrêtons dans l’obscurité à deux pas de l’ancienne gare des tramways. Un chien s’enfuit en hurlant : te tairas-tu, sale bête !

Il est 10 heures. Il n’y a pas une minute à perdre si nous ne voulons pas arriver en retard au rendez-vous.

Olivier, qui ne sera plus Jacques MARONEY désormais, est déjà tout vibrant d’émotion à l’idée qu’il va revoir enfin les siens pour la première fois depuis seize mois. J’entends sa voix qui tremble et je sens ses gestes s’impatienter. « Chut, pas de bruit, personne ne doit savoir que nous sommes là. Ici comme partout, il y a de dangereux bavards qui se feraient un malin plaisir de colporter la nouvelle. »

J’escalade la grille de la cour de la maison Saubade et j’appelle à voix basse une fois, deux fois, trois fois : rien. Tout le monde dort. Je secoue discrètement le rideau de fer de la porte d’entrée. Au premier étage, des persiennes grincent, une fenêtre s’éclaire et le buste de M. SAUBADE se découpe sur la clarté.

« Descendez un instant, j’ai besoin de vous parler. »

La clé tourne dans la serrure, je pénètre dans la cuisine. Olivier embrasse son père un peu surpris. Puis la mère arrive à son tour, les yeux gonflés par le sommeil. Oh ! alors, si vous l’aviez vue, cette femme aux cheveux grisonnants, si vous l’aviez vue pleurer à chaudes larmes et répéter : « Ce n’est pas possible, je rêve, ce n’est pas possible ! ». Elle qui avait cru un temps son fils dans quelque geôle d’Espagne, elle qui prétendait ensuite l’avoir entendu annoncer un soir à la radio de Londres : « Michou aime bien râcler les plats », pour faire savoir à tous les siens qu’il était enfin en pays ami !

Mais oui, il est là votre grand fiston, il est là, bien portant, un peu moustachu peut-être, mais vivant, sain et sauf, et pleurant comme vous, bien qu’il sache que pleurer est toujours un peu ridicule pour un garçon !

Je laisse Olivier avec sa mère et ses sœurs en chemise de nuit. Depuis si longtemps, on a beaucoup de choses à se raconter.

J’explique à M. SAUBADE le motif de notre visite impromptue : il me faut 50 litres d’essence et 5 litres d’huile pour la DK5. Il acquiesce aussitôt.

Pendant qu’il remplit les bidons, je cours réveiller GUATARBES et PEDELOSTE et leur donne rendez-vous dans un quart d’heure derrière les remparts.

  • « Nous y serons. Faut-il emporter les mitraillettes ? »

  • « Bien sûr ! »

Je cours chez LAPLACE et lui demande d’aller prévenir GUICHARNAUD de Sévignacq pour qu’il se trouve à 11 heures, coûte que coûte, chez BOUPIES à Navailles-Angos où nous les prendrons tous deux au passage. Qu’il n’oublie pas les lampes de signalisation.

Je reviens chercher Olivier.

A peine le temps de boire le coup du retour, et nous partons avec les bidons pleins vers la voiture 202 où GUATARBES et PEDELOSTE nous attendent déjà. Nous échangeons brièvement quelques mots et, en route pour Sedzère d’où il faudra déloger « Rosalie ».

L’enthousiasme de tout à l’heure fait bientôt place en moi à de l’inquiétude. Je me rappelle : en plein jour, nous avions eu mille difficultés pour placer la camionnette sous ce bosquet perdu le long des rives du Gabas. Dans l’obscurité, sans phares pour ne pas signaler notre présence, retrouverons-nous notre chemin de terre étroit et sinueux, et arriverons-nous à descendre la pente raide et dangereuse sans abîmer la 202 ? Si nous atteignons la cachette, le moteur refroidi de « Rosalie » se montrera-t-il docile ou rétif ? Et puis, pourrons-nous enfin atteindre la crête de la colline escarpée ? Le terrain n’aura-t-il pas été rendu trop glissant par les pluies de la veille ?

« Lentement, tournons ici à gauche, il faut suivre cette piste bourbeuse. »

La voiture avance par soubresauts, en cahotant. Un jet d’eau sale d’une flaque boueuse vient s’écraser sur le pare-brise.

  • « Attention ! Ne faut-il pas bifurquer à droite au pied de ce chêne en boule ? »

  • « Non, c’est encore à gauche ! »

Nous allumons une cigarette et, à la flamme d’un briquet, je vois qu’il est 10 h 20. Encore un effort ! Nous approchons, nous sommes maintenant sur un chemin herbeux et plat et, à notre droite, l’eau de la rivière brille.

Le bosquet est devant nous et là est le repère. Voici « Rosalie » qui nous attend. Vite, on s’affaire autour d’elle.

A la lueur d’une lampe électrique, PEDELOST E et GUATARBES auscultent le moteur. Le rupteur du Delco est mis en place, les bougies sont intactes, la batterie a conservé une partie de sa charge. Olivier vide l’essence dans le réservoir et je fais le plein du radiateur. Encore un peu d’huile puis, à la manivelle !

Un tour, deux tours, trois tours… dix tours ! Rien !

Edouard, trempé de sueur et la peau de ses mains arrachée, est relayé par René. Rien encore. Des jurons étouffés fusent sous les branches.

10 H 30. Il faut que ce satané moteur tourne : on règle l’avance, on actionne la pompe à main, on tourne encore la manivelle et, providence, une première explosion se produit, bien timide certes, mais une explosion quand même entendue de nous quatre. L’espoir renaît ! Les gouttes ruissellent sur les fronts mais on tourne toujours !

Victoire ! Le moteur enfin toussote, hésite, fait mine un instant de s’arrêter dans un étouffement de protestation mais, vite soumis, obéit à l’accélérateur avec un rythme régulier de mécanique bien conçue. Dans le faisceau de ma lampe électrique, je distingue alors les visages de mes trois camarades, marqués par l’effort mais pourtant souriants.

Allons, en route !

Monterons-nous ?

La 202, légère, prend de l’avance. Voici le passage le plus difficile, il faut prendre un peu d’élan et donner au moteur toute la puissance de ses chevaux. Deux mètres encore et nous serons sauvés ! Mais non, les roues patinent ! Vite, une pierre pour empêcher le recul désastreux !

PEDELOSTE reste au volant ; GUATARBES, Olivier et moi nous poussons comme des bœufs, avec toute la force de nos muscles bandés. Centimètre par centimètre, la lourde voiture avance, éclaboussant au passage la boue liquide dans laquelle nous pataugeons.

« Allons, bon, ma sœur sera satisfaite lorsque je lui donnerai ce pantalon à brosser ! »

Qu’importe puisque nous sommes sortis de ce mauvais pas et que, là-bas, à peu de distance, nous trouverons la route, une bonne route ferme cette fois.

Mon cœur reprend son battement normal lorsque ce chemin empierré est atteint. Un court arrêt pour éponger nos fronts.

Il est près de 11 heures à ma montre. Je donne les dernières consignes : je passerai devant avec la 202, en éclaireur, et je garde Olivier comme chauffeur. Edouard et René suivront à 200 mètres en arrière, attentifs à nos signaux. Nous éviterons le centre de Morlaàs afin de ne pas éveiller trop de soupçons. En avant !

Tout marche à merveille, les moteurs chantent à la perfection.

Ce sont d’abord les landes monotones de Sedzère noyées dans la brume, puis le bosquet sombre de la « Moulère » où rien ne bouge ; c’est le quartier Bourgneuf et sa rue déserte, c’est la route départementale n° 15 qui va chercher la vallée du Luy à quelques kilomètres plus loin. Un coup de klaxon discret au coin de la place et je vois, l’espace d’une seconde, les volets gris d’une maison blanche qui s’entrouvrent laissant passer une raie droite de clarté diffuse : une femme anxieuse, c’est certain, regarde passer ces deux voitures qui ne s’arrêtent pas. Cette femme, c’est Madame PEDELOSTE.

Pendant que nous roulons bon train et que nos phares, maintenant allumés, fouillent la nuit devant nous, je ne puis m’empêcher de songer avec une intense émotion à ces femmes dont les maris luttent obscurément, de toute la force de leur foi, contre l’ennemi présent chez nous.

Madame GUATARBES , Madame PEDELOSTE, et vous toutes que je connais bien, vous aviez au foyer une existence, modeste peut-être, mais tranquille, nourrie du labeur quotidien. Vous aviez un ménage uni, une table accueillante à l’heure des repas, des bûches pétillantes dans la vaste et noire cheminée et le soleil brillait chaque jour sur vos habituelles occupations.

Vous étiez heureuses d’un bonheur simple et paisible.

Et pourtant, vous avez accepté avec un loyal enthousiasme que vos maris viennent se ranger sous le pavillon de l’Armée Secrète pour que bientôt soit libre le sol de notre France. Le sacrifice que je vous ai demandé est grand car vous n’ignorez aucun des risques encourus. On vous a dit et on vous a répété : « Le maquis de la Chapelle de Rousse a été anéanti », « Ils ont enlevé un stock d’armes et brûlé une ferme à Rébénacq », « Ils ont fusillé huit otages sur la butte de tir du Pont-Long », « Ils ont déporté en Germanie SOURDAA et BOURRAU et cinq autres résistants, après les avoir horriblement torturés dans les caves de la sinistre villa Saint-Albert à Pau ! »

Oui, le sacrifice est immense, mais vous n’avez pas hésité, vous avez dit « oui » parce que vous savez qu’il est un bien aussi précieux que la vie : la liberté. Et parce qu’a soufflé en vous l’idéal de 89 et de 92 qui brisa les chaînes et fit s’ouvrir les prisons, vous avez accepté.

Courageuses, vous vous êtes raidies et avez imposé silence à vos délicats sentiments de femmes, vous avez refoulé dans vos yeux au regard franc les larmes de vos cœurs et, lucides, vous avez approuvé avec nous ce que le destin et nos consciences nous demandaient d’accomplir.

Je sais quelle est votre angoisse les soirs de parachutage ou lorsque nous allons à la rencontre de l’ennemi dans les buissons d’un carrefour.

La mitraillette au poing, à « l’ombre des étoiles », nous vous évoquons alors, frémissantes mais résolues, seules au logis d’où le maître est absent. Nous pensons à vous, et l’attente est moins longue, et vous réchauffez le courage en nos cœurs : aux instants de détresse, ou de péril, à l’heure où comme un glas sonne le danger, l’âme aime à se fortifier au souvenir d’une épouse, d’une mère, d’une sœur, d’une fiancée !

Vous êtes des femmes magnifiques et demain, je le sais, nous cueillerons sur vos visages pâlis par une nuit de cauchemar, ce sourire si franc que toujours vous nous donnez au petit matin, au retour d’une mission. Sourire de joie, certes, parce que nous serons tous là sains et saufs, mais aussi et surtout sourire de joie parce que nous aurons réussi notre opération nocturne.

Car nous réussirons !

Nous avons laissé Maucor à notre gauche, nous avons traversé Bernadets et Anos endormis, nous montons la pente raide et ravinée de Saint-Armou, nous sommes à Navailles-Angos devant la demeure de notre camarade BOUPIES.

Les moteurs s’arrêtent et le silence de la nuit retombe sur toutes choses .

Il est 11 h 20 ! Pourvu que les avions ne soient pas encore venus !

GUICHARNAUD est là avec ses armes et tout un attirail de balisage. Il nous accueille avec sa bonne humeur coutumière : « Bande de vaches, ne pourriez-vous pas laisser les gens roupiller tranquillement ! Ce n’est tout de même pas ta « mousmée » qui dû te retenir par le pan de ta chemise ! » Il faut vous dire que le brave Léon est encore célibataire ! Nous rions et nous vidons une bouteille de délicieux vin blanc dans la salle basse où nous sommes entrés, pendant que BOUPIES ajuste la 18ème balle de son chargeur « Sten. »

« Bonsoir, Madame BOUPIES, dormez tranquille ! »

Pauvre femme, dormir tranquille !

Les choses deviennent plus sérieuses à présent : nous devons emprunter la route nationale de Bordeaux pendant quelques kilomètres avant de nous engager sur la départementale qui nous conduira à Arzacq.

Je reste avec Olivier à l’avant et nos quatre camarades suivent à une centaine de mètres comme dans la première partie du trajet.

Allons, bon, voilà qu’il bruine ! Mais les Anglais, déjà en route, viendront quand même. On y voit mieux depuis quelques instants, la lune s’est sans doute levée. Distrait, je regarde le compteur du tableau de bord : l’aiguille marque 70 au cadran.

Tout à coup : « Attention, à gauche ! Non, tout droit ! »

SAUBADE, surpris par ma brusque intervention, donne un coup de volant à gauche puis redresse aussitôt. La voiture fait une embardée, zigzague pendant quelques mètres, frôle la ligne du fossé profond puis s’arrête en travers de la chaussée. Nous l’avons échappée belle ! Nos compagnons, encore plus pâles que nous, questionnent : « Que s’est-il passé ? »

GUICHARNAUD ne manque pas de plaisanter : « Inutile de jouer à ce jeu-là pour vous bigorner. Voyons, il vaut mieux donner l’occasion à un Fritz de vous descendre ! Ils font çà si bien ! »

Comme réalisme, on ne fait pas mieux.

11 H 30, nous repartons.

Entre Bournos et Doumy, je distingue sur la chaussée des traces de roues, des roues de camion à n’en pas douter. Je réfléchis : il bruine à peine depuis quelques minutes, ces traces sont donc récentes, il n’y a pas longtemps que ce véhicule est passé. Le couvre-feu est fixé à 10 heures, personne ne devrait être dehors à présent, surtout avec un camion. Sauf les Allemands, bien sûr ! Il se pourrait fort qu’un détachement d’aimables « frisés » veuille à tout prix nous prêter main-forte pour notre opération !

Pour me remettre en confiance, je tâte la crosse de ma mitraillette Sten et j’engage un chargeur. Je fais part de mes réflexions à Olivier qui sifflote le fameux air des Partisans : « Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux dans la plaine… »

Il est moins surpris que tout à l’heure, il répond flegmatique : « Ah, ouais, peut-être ! » et il poursuit sa route à la même allure après avoir ajouté : « Prépare ma mandoline ! »

Nous approchons de la bifurcation où les gendarmes de Thèze ont été dépêchés pour couvrir notre arrivée.

Nous ralentissons et nous éteignons tous les feux. Là-bas, à 300 m, une lampe s’allume, disparaît, s’allume une deuxième fois, puis disparaît encore. C’est le signal convenu : la voie est libre. Appuie sur le champignon mon vieux chauffeur.

  • « Bonsoir messieurs ! »

  • « Bonsoir amis. »

Deux gendarmes casqués « en mission officielle », mousqueton au dos, sont devant nous et serrent nos mains avec effusion.

  • « Et ce camion ? »

  • « Ce n’est rien, un marchand de bestiaux de GEAUNE, un trafiquant du marché noir sans doute, à qui nous n’avons même pas pu dresser procès-verbal car, vous comprenez, le chef ne sait pas que nous sommes de faction cette nuit. »

  • « De toute façon, il vaut mieux un camion chargé de bêtes à cornes qu’une plate-forme de Mercédès grouillante de Boches ! »

Nous grillons une cigarette et je donne à la hâte les nouvelles consignes aux braves gendarmes pour notre retour.

  • « Vous veillez au carrefour d’Auriac et, si nous ne sommes pas passés à 2 H du matin, vous pourrez rentrer sans scrupules et contents de vous ; c’est que les avions ne seront pas venus. Merci et à tout à l’heure peut-être. »

  • « Bonsoir, amis. »

Les derniers kilomètres qui nous séparent d’Arzacq sont littéralement avalés.

Sur la place apparemment déserte de la petite ville, une lampe s’allume et une forme humaine se précise sous les marronniers. C’est mon ami TOUYET qui commençait à douter de notre arrivée et qui, maintenant, ne cache pas sa satisfaction.

« Tous mes hommes sont en place, me dit-il, nous allons les rejoindre. »

Le terrain de parachutage est situé entre les villages de Vignes, Louvigny et Mialos, à quelques kilomètres d’Arzacq.

Comme tous les terrains de réception, c’est une lande plate et immense, sans arbres d’aucune sorte, assez isolée des voies de communication. Hélas, elle n’est pas accessible aux voitures et nous devons nous résigner à laisser les nôtres dans un petit bosquet voisin, quittes ensuite à porter à bras d’hommes les « containers » pendant 150 m, en traversant le bois en pente raide.

Il est minuit.

Quelques sentinelles en armes veillent attentivement aux issues. Tous les hommes, rompus à cet exercice, connaissent leurs consignes comme un catéchisme.

TOUYET, GUATARBES et GUICHARNAUD feront fonctionner les lampes de balisage. Je m’occuperai du signal morse. Tout est prêt et, l’oreille au guet, il n’y a plus qu’à attendre.

Nous n’attendons pas longtemps. Bientôt, vers le nord, un ronflement sourd de moteur trouble le silence de la nuit.

« Balisez ! »

En quelques secondes, un avion, un « Beechcraft » je crois, est sur nos têtes, qui répète notre indicatif sans se lasser. C’est alors la pluie divine de 15 parachutes qui descendent mollement et touchent le sol avec un choc mou.

Aussitôt, des formes s’agitent sur la lande et on croirait assister à une figure de ballet des enfers, dansée par de fantomatiques sorcières…

L’oiseau vire à droite et, cap au nord, repart chercher son nid sous d’autres latitudes. Bonne chance, camarade !

Nous rassemblons d’abord tous les « containers » et je veille au décrochage et à la répartition équitable des précieuses toiles de soie.

Le plus pénible de l’opération va maintenant commencer : il s’agit de transporter les cylindres au bord de la route et de les hisser sur la camionnette.

GUATARBES, PEDELOSTE, GUICHARNAUD et moi, nous prenons le premier.

« Dieu, qu’il est lourd ! lance Léon. M’est avis que les Anglais nous envoient là du plomb à sarbacane ! »

Alentour, des rires étouffés. A ma droite, quelqu’un boit à la gourde et son profil se détache fin et net sur le ciel devenu moins sombre. J’ai soif, moi aussi, mais je boirai au retour.

Les courroies de chanvre des « containers » scient les mains, nous arrivons difficilement à accorder le rythme de nos pas. Quel métier de chien ! Il faut monter cette pente de 150 mètres. Nous glissons l’un après l’autre et nos genoux touchent terre. « Encore mon pantalon qu’en prend un coup… et du travail pour ma frangine ! »

Les reins cassés et le souffle court, nous atteignons le talus qui limite le bosquet. « Ho ! Hisse ! », le container est juché sur la « Rosalie » qui gémit d’aise et frissonne de tous ses ressorts.

GUATARBES, à la voix chaude et musicale, fredonne à l’oreille du camarade qui veille sur la route : « Sentinelle, fais bonne garde ! ». Et nous repartons sur la lande avec les hommes de l’équipe TOUYET.

Bientôt, tous les « tubes » sont en place. Non, le quinzième n’a pu être logé : je le prends avec moi sur la 202 Peugeot. Vite, je l’ouvre pour en extraire un fusil « Remington » flambant neuf et deux chargeurs complets que je place sur mon siège. Sait-on jamais, la mitraillette pourrait s’enrayer !

Des formes humaines sortent des buissons, tous les gars se rassemblent, une vingtaine en tout. Dans la nuit épaisse, sous les grands arbres, des points rouges s’avivent : des cigarettes allumées. Des taches blanches s’agitent : des mouchoirs qui épongent les fronts mouillés.

C’est le bruit sourd des pas sur la terre humide ; les conversations à voix basse vont leur train. Dans le lointain, l’horloge d’un clocher frappe un coup sonore : il doit être une heure et demie.

« Allons, mes vieux, il est temps de s’en aller. Nous devons encore rejoindre Sévignacq avec toute la cargaison. »

Dans l’obscurité, je serre des mains anonymes mais je sens, à leur chaleur, que ce sont des mains amies.

Déjà, les deux moteurs ronronnent silencieusement.

  • « A la prochaine fois, camarades. »

  • « Au revoir et bon voyage ! »

La petite Peugeot démarre et la DK5 la suit. La route est relativement bonne, la côte sinueuse et raide est vite escaladée. Mais, soudain, à l’entrée du village de Vignes, l’arrière gauche de notre voiture semble perdre de son élasticité et c’est aussitôt le bruit sourd d’une roue de charrette sur le pavé.

La poisse ! Nous avons crevé et nous n’avons pas de pneu de secours, et nous n’avons rien pour réparer ! Que faire ?

TOUYET se charge de réveiller le garagiste d’Arzacq et d’obtenir de lui qu’il nous dépanne. Il n’y a que cette solution. Vite le cric, vite le vilebrequin pour débloquer la jante. TOUYET emprunte la bicyclette d’un camarade et le voilà parti, la roue sous le bras.

Quand reviendra-t-il et surtout réussira-t-il ?

Nous sommes bientôt seuls, GUATARBES, PEDELOSTE, SAUBADE, BOURIES, GUICHARNAUD et moi, assis sur le talus au bord d’un fossé où danse l’eau en lilliputiennes cascades. Les voitures sont rangées sur le côté droit de la route. Je regarde ma montre : déjà deux heures ! Je pense aux gendarmes en faction à la courbe d’Auriac : suivant mes ordres, ils vont rentrer à la brigade et lorsque nous passerons -si nous passons- personne ne sera là pour nous donner le « feu vert » et, peut-être, tomberons-nous dans un piège !

Je suis nerveux et j’aspire trop fortement sur ma cigarette.

Je revois dans un brouillard de rêve cette maison blanche au flanc d’une colline et cette cheminée aux briques rouges d’où montait la fumée, et j’entends cette voix qui m’a dit : « Sois prudent ! » Aurais-je peur ? Non, je n’ai pas peur. Et même si j’avais peur, je n’aurais aucune honte à l’avouer car celui qui avoue sa peur se rend compte du danger qu’il doit affronter. Et si, malgré tout, il marche en avant, il n’en est que plus héroïque.

Non, je n’ai pas peur. Et mes camarades non plus n’ont pas peur. Mais si nous restons silencieux et pensifs, c’est que nous ne voudrions pas que toutes ces armes, depuis si longtemps espérées, tombent aux mains de l’ennemi.

Il y a là-haut, dans les vallées pyrénéennes, des amis du maquis qui les attendent avec impatience pour harceler l’Allemand sur la frontière.

Nous ne voudrions pas… mais nous ne nous faisons pas d’illusions : si nous sommes surpris, nous serons battus, les Boches livrant toujours bataille à dix contre un.

Je suis le « chef », donc le responsable, je dois prendre une décision. Je fais quelques pas sur la route étroite, je décide que nous passerons au carrefour d’Auriac quoique l’horaire prévu ne puisse être respecté et… nous n’avons qu’à compter sur la chance.

  • « Entendu, les gars ? »

  • « Bien sûr, nous sommes prêts. Si nous sommes attaqués, nous riposterons jusqu’à l’extrême limite de nos moyens car nous avons fait nôtre cette devise : même si tu te sais vaincu d’avance, accepte le combat, ne serait-ce que pour la seule dignité d’avoir combattu. »

Eh oui ! Nous sommes disposés à vendre chèrement notre peau.

Deux heures et demie, toujours rien. PEDELOSTE sommeille, allongé sur l’herbe humide. BOUPIES et GUICHARNAUD parlent de chasse. GUATARBES et Olivier fredonnent à deux voix un ces vieux airs nostalgiques de chez nous et je les accompagne en sifflotant.

Trois coups tintent au même lointain clocher. Déjà, à notre droite, à deux cents mètres peut-être, un coq sans doute espiègle, réveille son poulailler. « Tais-toi, animal, le soleil va se montrer si tu recommences ! »

Un vent léger et assez frais fait murmurer les feuilles sur nos têtes.

Deux sabots ferrés résonnent sur la route et une forme noire s’avance, une femme enveloppée dans une cape passe devant nous, hésite, puis repart sans rien dire. Nous ne bougeons pas, nous restons muets. Mais enfin, que peut donc faire TOUYET ?

Il est là, le voilà, tout soufflant et radieux avec la roue réparée et bien gonflée. En cinq minutes, tout est en place. Allons, en route, nous pouvons rouler.

Arzacq est traversé à une allure folle, Méracq dort encore, Lème n’est pas davantage réveillé, Thèze est désert.

« Freine, Olivier, voici Auriac !  A vos armes, les copains ! »

Est-ce possible ? Là-bas, devant nous, dans la nuit qui s’estompe, deux signaux lumineux ! Les mêmes qui, à l’aller, nous avaient annoncé la voie libre. Un peu méfiant tout de même, je donne à PEDELOSTE l’ordre de stopper et de se tenir prêt à rebrousser chemin à mon commandement ou aux premiers coups de feu.

SAUBADE et moi nous avançons lentement, nos mitraillettes à portée de la main. Les signaux sont répétés. Mais non, je ne rêve pas, ce sont bien nos deux gendarmes qui sont là, mousqueton au dos et jugulaire au menton ! Ils sont là, simples et gouailleurs, s’excusant presque de n’avoir pas respecté les consignes reçues quelques heures auparavant.

« Eh bien, vous avez été longs à rentrer ! Tout a bien marché au moins ? »

Je leur explique nos ennuis, à quoi ils répondent : « C’est ce que nous avons pensé. »

Que voulez-vous, ils avaient entendu l’avion et vu ses appels ; ils savaient donc que les parachutes avaient été largués et ils avaient décidé, d’un commun accord, d’attendre notre retour pour que la précieuse cargaison passe en sécurité. Rien ne leur paraît plus normal.

Je ne sais sur le champ comment leur exprimer toute ma reconnaissance pour leur magnifique esprit de solidarité ; je les aurais presque embrassés. Allez, si nos amis Anglais ont glissé dans ces « tubes » quelques bonnes et odorantes cigarettes au tabac blond, vous aurez votre ration que vous avez si amplement méritée. Je vous promets aussi du chocolat, du chocolat vitaminé pour vos gosses. Les maquisards de là-haut, à qui il est destiné, trouveront le prélèvement justifié lorsqu’ils sauront que vous avez si bien veillé sur ces armes attendues avec fièvre. « A bientôt, et merci mille fois. »

A l’est, le ciel blanchit et les coqs enroués s’égosillent dans les fermes voisines. L’angélus du matin s’égrène à notre gauche, à Miossens peut-être.

La camionnette est maintenant passée à l’avant-garde et nous roulons bon train en direction de Sévignacq.

Malgré la fatigue, la gaîté règne parmi nous. GUICHARNAUD, qui est resté avec moi sur la 202, entonne je ne sais quel air exotique et accompagne son chant de trémoussements de tout son corps d’un effet des plus inattendus. Dieu, que le timbre de sa voix est fêlé ! Pitié pour nos oreilles !

Les moteurs grondent avec rage dans la côte ravinée du Gabas et redoublent d’efforts comme le cheval qui sent l’écurie toute proche.

Voici Sévignacq où ne règne encore aucune animation, voici le portail rouge et l’allée bordée de peupliers qui conduit au pavillon isolé de notre brave Léon. Le sol est mou, il faudra sans tarder effacer à la pelle et au balai les traces profondes des pneus.

Nous sommes arrivés !

Les voitures sont garées sous un petit hangar tout proche.

Le sourire aux lèvres, nous descendons. Je sens mes jambes engourdies plier sous le poids de mon corps et je suis obligé de trépigner un instant pour redonner à mes muscles un peu de souplesse.

La porte du pavillon s’ouvre et trois hommes s’empressent vers nous : c’est le commandant LEGLISE, grand et sec, que nous appelons « BERNARD », c’est le commandant BERTHOUMIEU, connu sous le nom « d’ARMAND » ; c’est le capitaine SUMEIRE, alias « MARCEL ». Leurs visages pâles sont défaits. Il y a de quoi. Eux qui, selon leurs calculs, nous attendaient au plus tard à 2 H 30, et il est 5 H !

Ne s’expliquant pas notre retard, ils avaient imaginé le pire et s’attendaient à apprendre bientôt notre arrestation !

Je comprends, à la pression de leurs mains et à leur joie non dissimulée, qu’ils avaient craint un moment de ne plus jamais nous revoir. Ils nous posent mille questions comme pour bien s’assurer qu’ils ne rêvent pas, que personne ne manque à l’appel, que nous sommes tous là, vivants, et la mission accomplie.

Et je sens encore à mon épaule cette empoignade amicale du commandant BERNARD et j’entends encore l’accent ému de sa voix lorsqu’il me dit, dans un souffle : « Mon pauvre vieux, c’est bien ! »

Sans perdre de temps, il faut décharger la camionnette car les deux voitures ne doivent pas rester ici. Tout le monde se met à l’ouvrage. Les « containers » sont mis à plat dans un coin du hangar et soigneusement camouflés sous quatre couches de fagots se trouvant là fort opportunément. Demain, nous assurerons le transport vers les vallées d’Aspe et d’Ossau et nous aurons alors la ville de Pau à traverser ! Gare à la casse ! Mais n’y pensons pas à l’avance.

Tout est terminé à présent, et bien terminé. Nous sommes crottés comme des gorets ; qu’importe, puisque nous avons réussi !

L’aube se précise et déjà sur la route grince la première charrette. Dans quelques minutes, le soleil brillera. Je trouve un goût incomparable de miel à cette matinée d’août qui annonce une journée remplie de clarté radieuse, et je respire profondément.

A petits pas paisibles, nous gagnons le pavillon à l’aspect inoffensif et qui, pourtant, a été pendant de longs mois une véritable armurerie.

On nous donne une cuvette d’eau tiède pour notre toilette. Et maintenant, à table !

GUATARBES claironne la sonnerie qui appelle le soldat à la soupe. Voici du pain frais -et du pain blanc, s’il vous plaît-, un énorme jambon à peine entamé devant nous, et du vin rouge à volonté. Nous mangeons avec un appétit décuplé par l’air vif de la nuit, nous racontons nos ennuis d’un instant, nous échangeons nos impressions avec de joyeux éclats de rire ponctués d’expressions malsonnantes.

Dans cette sombre cuisine aux volets tirés, où règne un désordre indescriptible, à la lueur fuligineuse d’une séculaire lampe à pétrole qui fait danser au plafond jauni des ombres fantastiques, on croirait assister à je ne sais quelle assemblée plénière de sataniques sorciers faisant ripaille dans les profondeurs de quelque antre secret !

Marcel, au coin du feu qui fume de tout son bois vert, prépare le café avec philosophie.

  • « Encore une tranche ? »

  • « Bien volontiers ! »

Le couteau de boucher s’enfonce généreusement dans la masse ferme et charnue. Je mange mais ne sais ce que je savoure davantage, ou du jambon parfumé que je mords à belles dents, ou de la joie intense d’avoir pleinement réussi notre opération de la nuit.

« Ami, entends-tu les sanglots du pays qu’on enchaîne… »

Tous en chœur, fraternellement unis, nous chantons en sourdine ces lugubres couplets de revanche qui fortifient notre foi et réchauffent notre espérance.

« Ohé ! artisans, ouvriers et paysans, c’est l’alarme ! Ce soir, l’ennemi connaîtra le prix du sang et des larmes ! »

Mais il faut dormir pour effacer un peu de notre fatigue. Trois heures de repos avant d’aller à d’autres missions qui nous appellent. Nous trouverons des paillasses au grenier, nous nous coucherons tous habillés faisant fi des édredons de duvet et, le souffle régulier, nous verrons dans un rêve descendre lentement d’un ciel rempli d’étoiles les blancs parachutes de la délivrance et de la paix !

Dans le petit pavillon, c’est maintenant le silence et, dehors, dans la vallée, s’anime la vie des champs.

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Information complémentaire:

Le parachutage évoqué par Firmin Poudampa est mentionné par L. Poullenot pages 210 – 211. Il s’agit vraisemblablement de celui du 9 août 1944 localisé à Uzan.

Ref:  Poullenot (Louis), Basses Pyrénées, Occupation, Libération, 1940-1945, J&D Editions, Biarritz, 1995, 366 p.

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